Tahar Ben
Jelloun est né en 1944 à Fès. C’est un romancier marocain
d’expression française. Ce texte est la fin de : «Le racisme
expliqué à ma fille», 1997, livre que l’auteur dédie à sa fille Mérième
(10 ans).
- Mais,
avant l'arrivée des immigrés, est‑ce qu'il y avait du racisme en
France?
- Le racisme existe partout où vivent les
hommes. Il n'y a pas un seul pays qui puisse prétendre qu'il n'y a pas de
racisme chez lui. Le racisme fait partie de l'histoire des hommes. C'est
comme une maladie. Il vaut mieux le savoir et apprendre à le rejeter, à
le refuser. Il faut se contrôler et se dire «si j'ai peur de l'étranger,
lui aussi aura peur de moi ». On est toujours l'étranger de quelqu'un.
Apprendre à vivre ensemble, c'est cela lutter contre le racisme.
- Moi, je ne veux pas apprendre à vivre avec Céline,
qui est méchante, voleuse et menteuse...
- Tu exagères, c'est trop pour une seule
gamine de ton âge!
- Elle a été méchante avec Abdou. Elle ne
veut pas s'asseoir à côté de lui en classe, et elle dit des choses désagréables
sur les Noirs.
- Les parents de Céline ont oublié de
faire son éducation. Peut‑être qu'eux‑mêmes ne sont pas bien
éduqués. Mais il ne faut pas se conduire avec elle comme elle se conduit
avec Abdou. Il faut lui parler, lui expliquer pourquoi elle a tort.
- Seule, je n'y arriverai pas.
- Demande à ta maîtresse de discuter de ce
problème en classe. Tu sais, ma fille, c'est surtout auprès d'un enfant
qu'on peut intervenir pour corriger son comportement. Auprès des grandes
personnes, c'est plus difficile.
- Pourquoi,
Papa?
- Parce qu'un enfant ne naît pas avec le
racisme dans la tête. Le plus souvent, un enfant répète ce que disent ses
parents, proches ou lointains. Tout naturellement, un enfant joue avec
d'autres enfants. Il ne se pose pas la question de savoir si tel enfant de
couleur différente est inférieur ou supérieur à lui. Pour lui, c'est
avant tout un camarade de jeu. Ils peuvent s'entendre ou se disputer. C'est
normal. Cela n'a rien à voir avec la couleur de peau. En revanche, si ses
parents le mettent en garde contre les enfants de couleur, alors peut‑être
qu'il se comportera autrement.
- Mais, Papa, tu n'as pas cessé de dire que le
racisme c'est commun, répandu, que cela fait partie des défauts de
l'homme!
- Oui, mais on doit inculquer à un enfant des idées
saines, pour qu'il ne se laisse pas aller à ses instincts. On peut aussi
lui inculquer des idées fausses et malsaines. Cela dépend beaucoup de l'éducation
et de la mentalité des parents. Un enfant devrait corriger ses parents
quand ils émettent des jugements racistes. Il ne faut pas hésiter à
intervenir ni se laisser intimider parce que ce sont des grandes personnes.
[ … ]
- Est-ce que les racistes peuvent guérir ?
- Tu considères que le racisme est une
maladie!
- Oui, parce que ce n'est pas normal de mépriser
quelqu'un parce qu'il a une autre couleur de peau...
- La guérison dépend d'eux. S'ils sont
capables de se remettre en question ou pas.
- Comment on se remet en question?
- On se pose des questions, on doute, on se
dit « peut-être que j'ai tort de penser comme je pense », on fait un
effort de réflexion pour changer sa façon de raisonner et de se comporter.
- Mais
tu m'as dit que les gens ne changent pas.
- Oui, mais on peut prendre conscience de ses
erreurs et accepter de les surmonter. Cela ne veut pas dire qu'on change
vraiment et entièrement. On s'adapte. Parfois, quand on est soi‑même
victime d'un rejet raciste, on se rend compte à quel point le racisme est
injuste et inacceptable. Il suffit d'accepter de voyager, d'aller à la découverte
des autres pour s'en rendre compte. Comme on dit, les voyages forment la
jeunesse. Voyager, c'est aimer découvrir et apprendre, c'est se rendre
compte à quel point les cultures diffèrent et sont toutes belles et
riches. Il n'existe pas de culture supérieure à une autre culture.
- Donc il y a un espoir...
- Il faut combattre le racisme parce que le raciste
est à la fois un danger et une victime.
- Comment peut‑on être les deux à la fois?
- C'est un danger pour les autres et une victime
de lui-même. Il est dans l'erreur et il ne le sait pas, ou ne veut pas le
savoir. Il faut du courage pour reconnaître ses erreurs. Le raciste n'a
pas ce courage‑là. Il n'est pas facile de reconnaître qu'on s'est
trompé, de se critiquer soi-même.
- Ce que tu dis n'est pas très clair!
- Tu as raison. Il faut être clair. Il est
facile de dire « tu as
tort et j'ai raison ». Il est difficile de dire « c'est toi qui as raison
et c'est moi qui ai tort ».
- Je me demande si le raciste sait qu'il a
tort.
- En fait, il pourrait le savoir s'il
voulait s'en donner la peine, et s'il avait le courage de se poser toutes
les questions.
- Lesquelles ?
- Suis-je vraiment supérieur à d'autres ?
Est-il vrai que j'appartiens à un groupe supérieur aux autres? Y a-t-il
des groupes inférieurs au mien? A supposer qu'il existe des groupes inférieurs,
au nom de quoi les combattrais-je? Est-ce qu'une différence physique
implique une différence dans l'aptitude au savoir? Autrement dit, est-ce
qu'on est plus intelligent parce qu'on a la peau blanche?
- Les gens faibles, les malades, les
vieillards, les enfants, les handicapés, tous ceux-là sont-ils inférieurs?
- Ils le sont aux yeux des lâches.
- Les racistes savent-ils qu'ils sont des lâches
?
- Non, parce qu'il faut déjà du courage
pour reconnaître sa lâcheté...
- Papa, tu tournes en rond.
- Oui, mais je veux te montrer de quelle façon
le raciste est prisonnier de ses contradictions et ne veut pas s'en évader.
- C'est un malade, alors!
- Oui, en quelque sorte. Quand on s'évade,
on va vers la liberté. Le raciste n'aime pas la liberté. Il en a peur.
Comme il a peur de la différence. La seule liberté qu'il aime, c'est la
sienne, celle qui lui permet de faire n'importe quoi, de juger les autres et
d'oser les mépriser du seul fait qu'ils sont différents.
- Papa, je vais dire un gros mot: le raciste
est un salaud.
- Le mot est faible, ma fille, mais il est
assez juste.
|