OBJET D’ETUDE : CONVAINCRE, PERSUADER, DELIBERER

Textes :

Fredric Brown (1906-1972) – En sentinelle, 1958.
Jacques Sternberg (1922) – Les Parallèles, 1972.
Jean Dausset (1916) – La crainte de la différence.
Tahar Ben Jelloun (1944) – Le racisme expliqué à ma fille, 1997.

 

I / Vous répondrez d’abord aux questions suivantes (6 points):

1) Ces quatre textes abordent des sujets proches et adoptent des thèses semblables. Montrez-le en vous fondant sur quelques citations bien choisies de chacun des textes (2 points). 

2) Ces textes relèvent de trois genres argumentatifs différents ? Lesquels ? Justifiez votre réponse par des indices de forme précis relevés dans les textes (2 points).

 

II / Vous traiterez ensuite un de ces trois sujets au choix (14 points) : 

 

DOCUMENT 1 - FREDRIC BROWN, En sentinelle (1958) 

Fredric Brown (1906-1972) est un romancier et nouvelliste des Etats-Unis. Ce texte a été publié pour la première fois en traduction française dans le recueil « Lune de miel en enfer », 1958.

 

 





5




10




15



20




25


 

En sentinelle

           Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était gelé, et il était à cinquante mille années-lumière de chez lui.
           La lumière venait d’un étrange soleil bleu, et la pesanteur, double de celle qui lui était coutumière, lui rendait pénible le moindre mouvement.
            Mais depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, la guerre s’était, dans cette partie de l’univers, figée en guerre de position. Les pilotes avaient la vie belle, dans leurs beaux astronefs, avec leurs armes toujours plus perfectionnées. Mais dès qu’on arrive aux choses sérieuses, c’est encore aux fantassins, à la piétaille, que revient la tâche de prendre des positions et de les défendre pied à pied. Cette saloperie de planète dont il n’avait jamais entendu parler avant qu’on l’y dépose, voilà qu’elle devenait un « sol sacré », parce que « les autres » y étaient aussi. Les Autres, c’est-à-dire la seule race douée de raison dans toute la Galaxie... des êtres monstrueux, cruels, hideux, ignobles.
            Le premier contact avec eux avait été établi alors qu’on en était aux difficultés de la colonisation des douze mille planètes déjà conquises. Et dès le premier contact, les hostilités avaient éclaté : les Autres avaient ouvert le feu sans chercher à négocier ou à envisager des relations pacifiques.          
           Et maintenant, comme autant d’îlots dans l’océan du Cosmos, chaque planète était l’enjeu de combats féroces et acharnés.
            Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était gelé, et un vent féroce lui glaçait les yeux. Mais les Autres étaient en train de tenter une manoeuvre d’infiltration, et la moindre position tenue par une sentinelle devenait un élément vital du dispositif d’ensemble.
            Il restait donc en alerte, le doigt sur la détente. A cinquante mille années-lumière de chez lui, il faisait la guerre dans un monde étranger, en se demandant s’il reverrait jamais son foyer.
            Et c’est alors qu’il vit un Autre s’approcher de lui, en rampant. Il tira une rafale. L’Autre fit ce bruit affreux et étrange qu’ils font tous en mourant, et s’immobilisa.    Il frissonna en entendant ce râle, et la vue de l’Autre le fit frissonner encore plus. On devrait pourtant en prendre l’habitude, à force d’en voir - mais jamais il n’y était arrivé. C’étaient des êtres vraiment trop répugnants, avec deux bras seulement et deux jambes, et une peau d’un blanc écoeurant, nue et sans écailles.

 

  

DOCUMENT 2 – JACQUES STERNBERG, Les Parallèles (1988)

 Jacques Sternberg est un écrivain belge, né à Anvers en 1922. Ce texte d’abord publié  en 1974 dans « Contes glacés » (Marabout), repris dans « 188 contes à régler » (Denoèl), 1988.

 

 

 




5

 


10

 


15

 


20

 


25

 


30

 

Les parallèles


            Il regarda l'heure : 6 heures du matin.
            Cela l'étonna. Il s'éveillait parfois à 4 heures du matin, jamais à 6 heures. Mais c'est en vain qu'il tenta de se rendormir et il comprit alors que c'était le bruit de l'ascenseur qui l'avait réveillé. L'ascenseur dont le ronflement asthmatique trahissait la montée, et tout cela le rejeta trente ans en arrière. En pleine guerre, aux arrestations à l'aube sans cesse à craindre dès 1941, aux réveils en sursaut, à l'angoisse d'entendre l'ascenseur s'arrêter à son étage. Il ferma les yeux. Tout cela était si loin dans le temps, si proche dans son sursaut de crainte, comme pris entre deux improbables dimensions.
           
Le bruit cessa. Des grilles s'ouvrirent, des pas particulièrement sonores se faisaient entendre sur le palier. Un coup de sonnette le jeta hors de son lit, un son aussi brutal que celui des huissiers au petit matin. Il ouvrit la porte.
            - Gestapo, dit l'un des deux policiers qui se tenaient sur le palier.
            - L'homme allait lui demander de qui il se moquait, mais il avait si évidemment l'allure et la morgue d'un officier de la Gestapo qu'il se tut. Il resta sans bouger quand l'autre policier entra dans l'appartement.
            - Habillez-vous, dit-il. Et suivez-nous.
            Il les suivit.
            Ils le poussèrent dans une voiture matriculée POLIZEI qui s'arrêta à la gare de l'Est. Toujours encadré par les deux hommes de la Gestapo, il arriva sur le quai 6 où il fut brutalement pris en charge par un S.S. qui, d'un geste ponctué par une mitraillette, lui signifia d'avancer.
            Sur le quai 7, des voyageurs montaient sans se presser dans le T.E.E. qui devait partir vers Hambourg. Sur le quai 5, d'autres voyageurs prenaient d'assaut le Paris-Strasbourg. Avec leurs billets oblitérés « 25 juin 86 ».
            Mais sur le quai 6 où stagnait un train de marchandises aux wagons marqués JUIFS, les S.S. entassaient des femmes, des enfants, des hommes qui hurlaient à la mort. Des chiens policiers et des mitrailleuses montaient la garde. On jeta l'homme dans la mêlée.
            Personne, sur le quai 7 ou le 5, ne leur accordait un regard. Leurs cris passaient inaperçus, leur affolement tombait dans le vide.
            Il se laissa aller. Il venait de comprendre : ils étaient sur d'autres rails, faits comme des rats.
            Et le train s'ébranla. Dans l'indifférence générale des voyageurs affairés ou indolents d'un beau matin d'été.
            Destination Auschwitz? Dachau? Buchenwald? Belsen ? Quelle importance ?

 

 DOCUMENT 3 – JEAN DAUSSET 

Jean Dausset est un médecin et biologiste toulousain, prix Nobel 1980. Né en 1916. 

 

  

 

 


10

 

 
15 

 

 
20 

 


25 

 


30

 

 

La crainte de la différence, allant parfois jusqu'au refus, est un réflexe largement répandu. Les enfants ont peur de se distinguer des autres. Les adolescents sont les premiers à suivre les modes. Mais, bien plus grave, les adultes se méfient presque instinctivement de tous ceux qui n'appartiennent pas à leur collectivité, entraînant rivalités de palier, discussions entre administrations, discordes entre nations, haines religieuses ou raciales. Et pourtant ce réflexe est à la fois un non-sens biologique et une erreur fondamentale sur le plan culturel.
            Sur le plan biologique, trois notions en aideront la compréhension :
            D'abord, chaque être vivant est différent ; il est même unique tant il y a de variations possibles dans sa composition chimique. C'est le produit du mélange des caractères paternels et maternels, ceux-ci provenant eux‑mêmes d'un mélange des caractères des quatre grands-parents. De plus, ces caractères (ou gènes) présentent dans les populations de multiples variantes. Pour l'homme, le nombre des combinaisons possibles dépasse, a-t-on dit, le nombre des atomes contenus dans tout l'univers connu. À chaque génération apparaissent donc, fruits de la loterie génétique, des êtres nouveaux, uniques car formés d'une combinaison entièrement nouvelle des caractères génétiques. La nature a bien pris soin d'assurer que ce mélange se reproduise à intervalles réguliers ; le sexe et la mort le répètent à chaque génération.
            Ensuite, selon le processus darwinien de la sélection naturelle, les individus ayant reçu, par hasard, les combinaisons les rendant les plus aptes à vivre dans un certain milieu, survivent et ont le plus de descendants, alors que les moins aptes en ont moins. Ainsi, grâce à la diversité des individus qui la composent, une espèce pourra-t-elle s'adapter à d'éventuels changements d'environnement, de climat ou à l'apparition de nouveaux parasites ou agents pathogènes. La différence entre individus est donc une nécessité absolue pour la perpétuation d'une espèce. Elle est la base de toute vie animale ou végétale.
             Enfin, l'environnement façonne les variétés à l'intérieur des espèces : l'hirondelle nord-africaine n'est pas identique à celle de Norvège, le peuplier d'Italie diffère de celui du nord de l'Europe, le type humain méditerranéen diffère du type nordique, etc. Sur l'homme moderne l'influence de l'environnement joue peut-être moins qu'autrefois, mais son rôle est déterminant sur son psychisme. Deux vrais jumeaux qui ne diffèrent en rien sur le plan génétique subissent, surtout s'ils sont séparés, des influences externes différentes et deviennent ainsi deux êtres différents. Seul l'homme passe de l'individualité à la personnalité parce qu'il s'approprie à partir de son milieu social un patrimoine culturel.
            De ces considérations, il apparaît donc clairement que l'unicité de chaque homme lui confère une dignité particulière donnant, s'il en était besoin, une raison supplémentaire de le respecter [ ... ].

 J. DAUSSET

 

 

DOCUMENT 4 - TAHAR BEN JELLOUN, Le racisme expliqué à ma fille (1997)

 

Tahar Ben Jelloun est né en 1944 à Fès. C’est un romancier marocain d’expression française. Ce texte est la fin de : «Le racisme expliqué à ma fille», 1997, livre que l’auteur dédie à sa fille Mérième (10 ans).

- Mais, avant l'arrivée des immigrés, est‑ce qu'il y avait du racisme en France?
    
- Le racisme existe partout où vivent les hommes. Il n'y a pas un seul pays qui puisse prétendre qu'il n'y a pas de racisme chez lui. Le racisme fait partie de l'histoire des hommes. C'est comme une maladie. Il vaut mieux le sa­voir et apprendre à le rejeter, à le refuser. Il faut se contrôler et se dire «si j'ai peur de l'étranger, lui aussi aura peur de moi ». On est toujours l'étranger de quelqu'un. Apprendre à vivre ensemble, c'est cela lutter contre le racisme.

   
- Moi, je ne veux pas apprendre à vivre avec Céline, qui est méchante, voleuse et menteuse...
    
- Tu exagères, c'est trop pour une seule gamine de ton âge!
    
- Elle a été méchante avec Abdou. Elle ne veut pas s'asseoir à côté de lui en classe, et elle dit des choses désagréables sur les Noirs.
    
- Les parents de Céline ont oublié de faire son éducation. Peut‑être qu'eux‑mêmes ne sont pas bien éduqués. Mais il ne faut pas se conduire avec elle comme elle se conduit avec Abdou. Il faut lui parler, lui expliquer pourquoi elle a tort.
    
- Seule, je n'y arriverai pas.
    
- Demande à ta maîtresse de discuter de ce problème en classe. Tu sais, ma fille, c'est surtout auprès d'un enfant qu'on peut intervenir pour corriger son comportement. Auprès des grandes personnes, c'est plus difficile.
    
-  Pourquoi, Papa?
    
- Parce qu'un enfant ne naît pas avec le racisme dans la tête. Le plus souvent, un enfant répète ce que disent ses parents, proches ou lointains. Tout naturellement, un enfant joue avec d'autres enfants. Il ne se pose pas la ques­tion de savoir si tel enfant de couleur différente est inférieur ou supérieur à lui. Pour lui, c'est avant tout un camarade de jeu. Ils peuvent s'entendre ou se disputer. C'est normal. Cela n'a rien à voir avec la couleur de peau. En re­vanche, si ses parents le mettent en garde contre les enfants de couleur, alors peut‑être qu'il se comportera autrement.
     - Mais, Papa, tu n'as pas cessé de dire que le racisme c'est commun, répandu, que cela fait partie des défauts de l'homme!
     - Oui, mais on doit inculquer à un enfant des idées saines, pour qu'il ne se laisse pas aller à ses instincts. On peut aussi lui inculquer des idées fausses et malsaines. Cela dépend beaucoup de l'éducation et de la mentalité des parents. Un enfant devrait corriger ses parents quand ils émettent des jugements racistes. Il ne faut pas hésiter à intervenir ni se laisser intimider parce que ce sont des grandes personnes.    [ … ]

      - Est-ce que les racistes peuvent guérir ?
    
- Tu considères que le racisme est une maladie!
    
- Oui, parce que ce n'est pas normal de mépriser quelqu'un parce qu'il a une autre couleur de peau...
    
- La guérison dépend d'eux. S'ils sont capables de se remettre en question ou pas.
    
- Comment on se remet en question?
    
- On se pose des questions, on doute, on se dit « peut-être que j'ai tort de penser comme je pense », on fait un effort de réflexion pour changer sa façon de raisonner et de se comporter.
     -  Mais tu m'as dit que les gens ne changent pas.
     - Oui, mais on peut prendre conscience de ses erreurs et accepter de les surmonter. Cela ne veut pas dire qu'on change vraiment et en­tièrement. On s'adapte. Parfois, quand on est soi‑même victime d'un rejet raciste, on se rend compte à quel point le racisme est injuste et inacceptable. Il suffit d'accepter de voyager, d'aller à la découverte des autres pour s'en rendre compte. Comme on dit, les voyages forment la jeunesse. Voyager, c'est aimer dé­couvrir et apprendre, c'est se rendre compte à quel point les cultures diffèrent et sont toutes belles et riches. Il n'existe pas de culture supé­rieure à une autre culture.
     - Donc il y a un espoir...
     - Il faut combattre le racisme parce que le raciste est à la fois un danger et une victime.
     - Comment peut‑on être les deux à la fois?
     - C'est un danger pour les autres et une vic­time de lui-même. Il est dans l'erreur et il ne le sait pas, ou ne veut pas le savoir. Il faut du cou­rage pour reconnaître ses erreurs. Le raciste n'a pas ce courage‑là. Il n'est pas facile de reconnaître qu'on s'est trompé, de se critiquer soi-même.
     - Ce que tu dis n'est pas très clair!
    
- Tu as raison. Il faut être clair. Il est facile de dire  « tu as tort et j'ai raison ». Il est difficile de dire « c'est toi qui as raison et c'est moi qui ai tort ».
    
- Je me demande si le raciste sait qu'il a tort.
    
- En fait, il pourrait le savoir s'il voulait s'en donner la peine, et s'il avait le courage de se poser toutes les questions.
    
- Lesquelles ?
    
- Suis-je vraiment supérieur à d'autres ? Est-il vrai que j'appartiens à un groupe supérieur aux autres? Y a-t-il des groupes inférieurs au mien? A supposer qu'il existe des groupes inférieurs, au nom de quoi les combattrais-je? Est-ce qu'une différence physique implique une différence dans l'aptitude au savoir? Autrement dit, est-ce qu'on est plus intelligent parce qu'on a la peau blanche?
    
- Les gens faibles, les malades, les vieillards, les enfants, les handicapés, tous ceux-là sont-ils inférieurs?
    
- Ils le sont aux yeux des lâches.
    
- Les racistes savent-ils qu'ils sont des lâches ?
    
- Non, parce qu'il faut déjà du courage pour reconnaître sa lâcheté...
    
- Papa, tu tournes en rond.
    
- Oui, mais je veux te montrer de quelle façon le raciste est prisonnier de ses contradic­tions et ne veut pas s'en évader.
    
- C'est un malade, alors!
    
- Oui, en quelque sorte. Quand on s'évade, on va vers la liberté. Le raciste n'aime pas la li­berté. Il en a peur. Comme il a peur de la diffé­rence. La seule liberté qu'il aime, c'est la sienne, celle qui lui permet de faire n'importe quoi, de juger les autres et d'oser les mépriser du seul fait qu'ils sont différents.
    
- Papa, je vais dire un gros mot: le raciste est un salaud.
    
- Le mot est faible, ma fille, mais il est assez juste.